Chapitre 26
Devon et Claudia Brewster habitaient au-delà de la Main Line, qui marque la frontière entre la ville et la banlieue, dans un quartier chic et apparemment cher. La plupart des voitures étaient discrètement stationnées dans les garages, mises à part celles qui n’appartenaient pas à la catégorie de luxe des Mercedes et autres BMW. Je me demandais si Tommy conduisait un tas de boue parce que ses parents étaient radins ou bien si c’était juste un effet de mode. Évidemment, avec sa façon de s’habiller, au volant d’une Mercedes, il aurait ressemblé à un voleur de voitures. La tenue de Raphael, jean usé emprunté à Adam et sweat-shirt bleu marine de Dominic, tenait quasiment de la tenue de bureau comparée à ce que Tommy portait habituellement. J’espérais que cela ne semblerait pas suspect aux yeux des autres démons.
— C’est cette maison, dit Raphael en la désignant brièvement avant de se garer près du trottoir, deux maisons plus bas.
Il laissa le moteur tourner mais serra le frein à main avant de se tourner vers moi et de me surprendre en me saisissant le poignet. Si j’avais eu la moindre idée qu’il allait me toucher, je serais sortie de la voiture avant qu’il ait eu le temps de broncher.
— Lâche-moi ! dis-je en secouant la main pour accentuer mon propos mais, bien sûr, il ne me lâcha pas. Qu’est-ce que tu fiches ?
J’ai déjà dit que je n’avais pas du tout confiance en Raphael ? Il me sourit.
— Je t’empêche de bondir hors de la voiture si tu n’es pas d’accord avec ce que j’ai à te suggérer.
— C’est gagné, je ne suis pas d’accord. Maintenant ôte tes pattes de moi ou ça va mal aller.
— Laisse Lugh faire surface.
Je secouai une nouvelle fois la main mais quand un démon vous tient, vous ne vous libérez pas comme ça.
— Ça ne faisait pas partie du plan.
— Bien sûr que si, mais je ne l’ai pas mentionné plus tôt, c’est tout.
Raphael me tenait la main gauche mais je suis droitière. J’attrapai le Taser qui était fixé à mon ventre par de l’adhésif, caché sous mon sweat-shirt ample. Un autre vêtement emprunté à Adam. Raphael me saisit la main droite avant que je la mette sur le Taser.
— Et s’ils ne marchent pas, Morgane ? demanda-t-il. Et si nous descendons dans ce sous-sol et qu’ils devinent que je ne suis pas le démon original de Tommy ? Je peux imiter Tommy sans problème puisque j’ai accès à son esprit, mais il ne prêtait pas assez attention à ce que faisait son démon dans le monde réel pour être en mesure de me donner le moindre indice sur l’identité de ses alliés. Nous allons là-bas et tout le monde s’attendra que je reconnaisse mes soi-disant amis.
Mon cœur se serra et un peu de ma résistance m’abandonna. Il avait raison, bon sang. Cette tentative de sauvetage pouvait mal tourner de nombreuses manières. Et ce n’étaient pas des humains chétifs qui nous serviraient à grand-chose si nous devions nous battre contre des démons.
— Tu as eu des difficultés à le laisser émerger par le passé, dit Raphael, même dans des circonstances exceptionnelles. Tu tiens vraiment à ce que tout tourne mal et que tu découvres que tu es incapable de le laisser prendre le contrôle ? Ou bien ne préférerais-tu pas entrer dans cette maison déjà prête ?
— Tu peux me lâcher, maintenant, dis-je d’une voix que j’espérais calme. Tu as raison et je dois trouver un moyen de le laisser émerger. C’est juste… que jusqu’à maintenant cela n’a pas vraiment marché.
Raphael lâcha ma main droite mais pas la gauche. Je suppose qu’il ne me faisait pas plus confiance que moi je lui faisais confiance. J’étais certaine qu’il gardait un œil sur moi au cas où j’essaierais une nouvelle fois de prendre mon Taser.
— Tu l’as laissé prendre le contrôle l’autre nuit quand je t’ai réveillée.
Je grimaçai.
— Ouais, mais je l’avais déjà laissé prendre le contrôle alors que je dormais. Il ne me restait qu’à laisser les portes ouvertes.
— Alors essaie de faire la même chose maintenant. Essaie de faire ce que tu as fait quand tu as laissé les portes ouvertes.
— Je ne…
— Tu préfères que je t’assomme pour qu’il puisse émerger pendant que tu es inconsciente ?
Ma grimace se transforma en moue renfrognée. Il était droitier lui aussi et sa main droite était occupée à me tenir. Cependant, je ne doutais pas qu’il puisse m’assommer de la main gauche.
— Salaud, marmonnai-je.
— À toi de voir.
— Très bien ! Je vais essayer de le laisser émerger. Mais ne t’avise pas de me frapper !
Il ne dit rien et je savais qu’il ferait ce que bon lui semblerait. Ce n’était pas ce que j’appellerais une situation optimale pour atteindre l’état de relaxation dont je pensais avoir besoin pour laisser Lugh faire surface. Surtout parce que Raphael ne m’avait toujours pas lâchée et n’était pas près de le faire.
— Ferme les yeux, dit Raphael. Essaie de faire comme si tu te mettais en état de transe.
— Je suppose que tu ne te promènes pas avec des bougies parfumées à la vanille sur toi ? demandai-je.
Je fermai tout de même les yeux et me reculai dans mon siège en essayant d’ignorer le contact troublant de sa main sur mon poignet. J’inspirai profondément en me persuadant que l’odeur de la vanille flottait dans l’air et que la lueur orange qui illuminait mes paupières émanait d’une multitude de bougies et pas d’un lampadaire. Parfois, j’arrive à me mentir avec talent, comme quand Lugh m’avait possédée et que j’avais essayé de nier que je n’étais plus toute seule dans mon corps. Il semblait pourtant que j’avais perdu le coup parce que je demeurais très consciente du fait d’être assise dans une voiture au milieu de la nuit avec un homme en qui je n’avais aucune confiance, à essayer de laisser un démon prendre le contrôle de mon corps.
Je serrai les poings de frustration. Je ne voulais pas que Raphael me frappe ! Cela ne me ferait probablement pas mal puisque je ne resterais pas assez longtemps consciente pour enregistrer la douleur mais on m’avait assez tabassée ces derniers temps.
— Visualise ce que tu as fait avec Tommy ce soir, dit Raphael d’une voix qu’il voulait hypnotique.
J’ouvris un œil pour le regarder.
— Rends-moi service, tu veux, boucle-la. Ta voix ne me détend pas.
Il la ferma et je refermai mon œil. Après l’avoir rabroué, je fis réellement ce que Raphael avait suggéré. Je me regardai mentalement reproduire les actes de la soirée. Je me visualisai en train de disposer les bougies parfumées en cercle autour de Tommy, puis je me rappelai ce que cela m’avait fait de les allumer. Adam et Dom n’ayant pas de briquet, j’avais donc été obligée d’utiliser des allumettes.
La mémoire sensorielle devint plus forte et je me souvins de l’odeur âcre de la fumée des allumettes éteintes. J’assis mon moi imaginaire en face de Tommy, je fermai mes yeux imaginaires et j’inspirai très profondément. Si je n’avais pas su que je jouais toute cette scène dans ma tête, j’aurais juré déceler le parfum de la vanille.
La lueur orange disparut derrière mes paupières et mes yeux de l’autre monde s’ouvrirent. Près de moi brillait l’aura écarlate de Raphael. J’avais réussi ! J’avais atteint l’état de transe. Il ne me restait plus qu’à laisser émerger Lugh.
La tension envahit mes muscles quand j’envisageai de libérer mes portes mentales et, avant que j’aie la chance d’essayer, mes yeux s’ouvrirent. J’essayai de jurer mais ma bouche ne s’ouvrit pas et ma gorge ne forma aucun mot.
Raphael sourit.
— C’est gentil de te joindre à nous, mon frère, dit-il.
Je ricanai. En fait, Lugh ricana. Moi, j’essayai juste de ne pas paniquer.
— Je n’avais pas encore ouvert mes portes ! protestai-je.
— Tes défenses disparaissent presque complètement quand tu es en état de transe, répondit Lugh en utilisant mes cordes vocales pour me parler.
Est-ce que j’ai déjà dit combien je détestais qu’il fasse cela ?
— Alors tu peux faire irruption chaque fois que je pratique un exorcisme ?
Il ne répondit pas mais il n’en avait pas besoin.
J’aime vraiment Lugh. Je pense qu’il a bon cœur et j’admire ses idéaux. Il peut même être un bon ami quand il veut. Mais c’est un salopard manipulateur. Toujours pour la bonne cause, mais quand même…
— Est-ce qu’il était prévu que tu me mentionnes ce détail ?
— Pas si je n’y étais pas obligé.
Au moins il était honnête, à l’inverse de son frère.
— C’est à moi que tu parles ? Parce que si c’est le cas, je ne comprends rien, dit Raphael.
— Je parlais à Morgane. Mais il est temps pour nous d’aller sauver deux enfants, vous ne croyez pas ?
Raphael acquiesça.
— Toi et moi à jouer les héros. Qui aurait cru que cela arriverait ?
— Pas moi, dis-je en luttant toujours contre mon inconscient qui voulait vraiment mettre Lugh dehors et reprendre le contrôle de mon corps. Raphael prépare quelque chose. Il n’y a aucune raison qu’il soit si pressé d’avoir le beau rôle.
— Je sais, admit Lugh, en gardant la conversation en sourdine pour le moment. Il est mon frère, tu te rappelles ? Il se peut qu’il ne soit pas aussi mauvais que j’ai pu le penser mais je sais que sauver des enfants n’est pas une de ses ambitions majeures dans la vie.
— Est-ce que tu as une idée de ce qu’il est en train de manigancer ?
Raphael démarra la voiture et prit la direction de l’allée menant à la maison des Brewster.
— Je crois que tu avais raison quand tu disais qu’il en savait plus sur le projet Houston qu’il l’avouait. Il désirait vraiment que Tommy soit son hôte. Il a prétexté l’urgence de sauver ces enfants pour te faire accepter de le laisser posséder Tommy.
La panique dégoulina dans mon système.
— Mais il va suivre le plan, non ? Il ne va pas arrêter de faire semblant maintenant.
— Il va suivre le plan, m’assura Lugh, sa voix intérieure froide comme l’acier.
Il y avait comme une menace derrière ses propos mais cela ne servait pas à grand-chose si Raphael ne l’entendait pas. Nous étions déjà garés dans l’allée et, si Raphael avait prévu de faire marche arrière, il l’aurait déjà fait. Du moins, j’espérais que cela soit le cas.
Il était presque minuit mais tout était allumé dans la maison des Brewster. Je suppose que c’est difficile de trouver le sommeil quand des démons détiennent vos enfants en otage dans le sous-sol. Raphael stationna la Corolla devant le garage. Avant de sortir de la voiture, il extirpa une paire de menottes de la poche arrière de son pantalon. J’étais sûre que c’était celles qu’Adam avait proposées plus tôt. Mon refus n’avait pas servi à grand-chose.
— On ne descend pas là-dedans avec des menottes ! protestai-je.
— Je peux les briser facilement, me rappela Lugh.
— Ouais, mais qu’est-ce qui se passera si je perds les pédales et que je finis par reprendre le contrôle ? Moi, je ne peux pas les briser.
— Alors ne perds pas les pédales.
J’aurais voulu l’étrangler mais mon corps ne me répondait pas. Lugh permit à son frère de lui menotter les mains dans le dos. Raphael m’attrapa ensuite le bras dans une prise serrée et brutale, m’enfonça un pistolet dans le flanc – est-ce qu’il le portait depuis le début ? – et me traîna vers la porte moins éclairée sur le côté de la maison.
Mon cœur battait régulièrement, mon pouls sans affolement. Pourtant j’avais la sensation d’avoir le cœur dans la gorge et la respiration courte.
Raphael déplaça l’arme de mon flanc à ma tête puis lâcha mon bras pour prendre dans sa poche un jeu de clés avant d’ouvrir la porte. Au lieu de m’escorter à l’intérieur, il me saisit de nouveau par le bras et me jeta à l’intérieur si violemment que je percutai le coffre d’une des deux Mercedes des Brewster. Lugh bloqua considérablement la douleur. Avec sa force et son agilité de démon, il aurait pu probablement rester debout mais comme il prétendait être ma petite personne, il bascula sur le côté.
— Pour qui joues-tu la comédie, bon sang ? me plaignis-je, espérant que Lugh tournerait la tête afin que je puisse adresser à Raphael le regard mauvais qu’il méritait. Il n’y a personne ici !
— Peut-être qu’il rentre dans le personnage, me répondit la voix mentale de Lugh avec un brin d’humour. Ou peut-être était-ce juste un coup bas parce qu’il reste des histoires à régler entre nous. Peu importe. Je ne lui permettrai pas de te faire du mal et je peux tolérer la douleur.
— Tu n’es pas un de ces démons qui aiment la douleur ? demandai-je avant de me donner une tape mentale sur la tête.
Comme si nous avions besoin de ce genre de distraction en ce moment ! Et comme si j’avais besoin de connaître les préférences sexuelles de Lugh !
— Pas particulièrement, répondit-il, bien que j’eusse préféré qu’il se contente d’ignorer ma question. Mais comme je te l’ai dit, je peux la tolérer. Même si les choses deviennent plus brutales.
Ô joie ! Je ne voulais pas imaginer que les choses puissent devenir plus brutales.
Raphael me remit debout. Lugh vacilla comme s’il était encore dans les vapes après l’impact contre la voiture. Raphael ne nous laissa pas beaucoup de temps pour reprendre nos esprits. Il m’attrapa le bras et me traîna dans une lingerie avant de pénétrer dans la maison. Il dut marquer une pause pour composer le code de l’alarme mais, avec les souvenirs de Tommy au bout des doigts, ce fut du gâteau.
La lingerie donnait dans la cuisine menant elle-même à un salon énorme sur deux niveaux, avec un plafond cathédral et un lustre accroché si haut qu’il devait falloir un masque à oxygène pour aller changer les ampoules.
Claudia Brewster était assise sur un canapé ancien qui n’avait pas l’air très confortable. Elle avait troqué son tailleur contre un survêtement en velours, ses cheveux étaient détachés sur ses épaules et elle n’était pas maquillée. Cela aurait pu passer pour une tenue détendue de week-end si ses épaules n’avaient pas été aussi tendues, ses yeux injectés de sang et cernés d’une ombre gris bleu.
Près d’elle, lui tenant la main, était assis un homme plus âgé aux cheveux poivre et sel et avec des pattes d’oie autour des yeux. En dépit de ces ridules, il n’avait pas l’air plus heureux que Claudia. Il devait s’agir de son époux, Devon Brewster III.
L’homme qui était assis en face d’eux était beaucoup plus jeune, probablement pas plus de vingt-cinq ans. C’était de la chair à démon classique, la stature athlétique et l’apparence que la Société de l’esprit favorisait pour héberger les Pouvoirs supérieurs. Il lisait apparemment un magazine à notre arrivée, mais nous captâmes aussitôt toute son attention. Un autre démon entra dans la pièce, venant du couloir de l’autre côté du salon.
Le démon de Tommy nous avait dit qu’il devrait y avoir deux ou trois démons de service ce soir. Ils étaient au moins trois, puisque je n’imaginais pas qu’ils puissent laisser les fillettes sans surveillance.
À moins que les fillettes soient déjà mortes.
Pour une fois, j’étais contente que Lugh ait le contrôle et pas moi, car je suis certaine que mon visage aurait viré au blanc et j’aurais même pu être malade.
— S’ils avaient tué les enfants, dit Lugh, ils ne seraient plus là. Et je doute que les Brewster seraient encore en vie.
C’était juste et cela me rassura. Je me détendis un peu.
Le démon de l’autre côté de la pièce me scruta de la tête aux pieds avant de lancer un regard mauvais à Tommy.
— Pourquoi l’as-tu ramenée ici ?
— Elle fourrait son nez partout. J’ai pensé qu’il était temps d’y mettre un terme.
Les yeux noirs du démon se tournèrent vers Claudia, qui se flétrit sous le regard furieux et effrayant.
— J’avais été très clair sur ce qui se passerait si vous ne demandiez pas à cette garce de tout arrêter.
Oh merde ! Si nous finissions par faire tuer une des fillettes rien qu’en arrivant dans la maison, je ne me le pardonnerais jamais !
— Je vous en prie ! dit Lugh en utilisant ma bonne inflexion de voix. (Il parvint même à faire croire que le fait de supplier lui était douloureux, ce qui correspond probablement à ma manière de m’exprimer.) Ce n’est pas la faute de Claudia. Elle m’a demandé de laisser tomber et je lui ai promis que je le ferais. Mais je ne pouvais pas abandonner. Elle ne savait pas que j’avais recommencé à mener mon enquête.
Le démon traversa la pièce, s’approchant si près de moi qu’il envahit mon espace personnel. J’essayai de reculer d’un pas mais Raphael était dans mon dos et me tenait fermement.
J’eus presque le sentiment que c’était moi qui dirigeais mon corps, parce que Lugh faisait exactement ce que j’aurais fait dans cette situation. Il résista momentanément à Raphael, comme paniqué, puis se retint et afficha mon habituelle expression de défi. Il affronta le regard du démon.
— Quand l’État m’appellera pour vous exorciser, je vais faire semblant de ne pas y arriver et vous irez droit dans les fours crématoires.
— Tu me fiches les jetons, Lugh ! C’est exactement ce que j’aurais dit !
— Je sais et c’est pour ça que je l’ai dit. Maintenant tais-toi. Je ne peux pas mener deux discussions en même temps.
Le démon me gifla du revers de la main et seule la poigne d’acier de Raphael m’empêcha de tomber. Ouf, j’étais vraiment contente de ne pas avoir à sentir ça. Ça aurait craint grave !
Lugh laissa mon corps devenir inerte dans les bras de Raphael, qui me jeta ensuite sur son épaule à la manière d’un pompier transportant une victime.
— Je vais aller la mettre au sous-sol. Qui est de garde ?
— Alex, répondit le démon. Mais donne-moi une bonne raison de ne pas la tuer. Elle nous a déjà prouvé qu’elle continuera à fouiller peu importe ce qui arrive.
— Nous devons découvrir ce qu’elle sait et à qui elle a parlé avant de la tuer, répondit Raphael avec une patience exagérée.
Le deuxième démon ne sembla pas beaucoup apprécier. Tout ce que je pouvais voir, depuis ma position ignominieuse sur l’épaule de Raphael, c’étaient ses fesses et, pour vous dire la vérité, ce n’était pas un beau spectacle. Cependant je ne pouvais me tromper sur la colère dans la voix du deuxième démon.
— Tu ferais mieux de changer de ton quand tu me parles, Tommy, gronda-t-il.
C’était ce grondement profond, ce son presque animal dont les démons semblent être capables, bien que les humains ne soient pas équipés vocalement pour.
— Désolé, dit Raphael. La journée a été longue.
— Oh, est-ce que la grande méchante exorciste t’a fait manquer ta petite séance de baise nocturne ?
Raphael avait l’habitude de commander, d’être supérieur aux autres – excepté Lugh. Il était apparemment supposé obéir à cet autre démon mais cela pourrait être difficile pour lui de jouer ce rôle longtemps, surtout si on le cherchait.
Lugh semblait être d’accord et choisit ce moment pour faire semblant de se réveiller et recommencer à se débattre.
— Tiens-toi tranquille ou je vais te faire regretter d’être née ! lâcha Raphael.
Je cessai aussitôt. C’était la première fois que Lugh agissait différemment de ce que j’aurais fait. Jamais je n’aurais été intimidée par ce genre de menace bidon.
— Il y a une autre raison pour ne pas la tuer, poursuivit Raphael comme si l’échange houleux n’avait pas eu lieu, c’est qu’il y a eu des cas de cancer du colon dans sa famille. (Il gloussa.) Ce doit être pour ça que c’est une vraie chieuse.
Grognement. C’était déjà bien assez pénible d’être passagère en mon corps, est-ce que je devais aussi écouter des clichés et de mauvais jeux de mots ? Quand on parle de punition cruelle.
M. le chef des démons sembla trouver ça plus drôle que moi et Raphael et lui s’en tapèrent une bonne tranche à mes dépens.
— Il y a une chambre d’amis en haut, si tu veux pratiquer un test, dit M. le chef quand il eut cessé de rire.
Apparemment je serais autorisée à vivre si j’avais le potentiel d’une bonne poulinière. Quelle chance.
— Nan, dit Raphael. Elle prend la pilule. Il faut que les hormones cessent d’agir sur son système avant qu’elle puisse prendre.
— Ça ne veut pas dire pour autant que tu ne peux pas t’amuser un peu.
Bon sang, je déteste les démons. Ouais, ouais, je sais qu’il y a aussi des humains qui sont tout aussi mauvais, je n’ai seulement pas à les fréquenter tous les jours.
Raphael ricana.
— Essaie donc de le faire autant de fois que moi toutes les nuits, et tu verras si tu t’amuseras encore. (Il me repositionna sur son épaule comme si j’étais lourde, ce que je n’étais pas pour un démon.) Je peux la descendre au sous-sol, maintenant ? J’en ai plus que ma claque de m’occuper d’elle aujourd’hui.
Grand Chef hésita un moment en réfléchissant. Je retins mentalement mon souffle, priant pour qu’il accepte. Et pour une fois, cela se passa comme je le voulais.
— Ouais, bien sûr, dit-il enfin. Il est tard et je ne me sens pas de m’occuper d’elle non plus.
Je l’entendis tourner les talons car je ne voyais toujours rien d’autre que les fesses de Raphael.
— J’ai quelque chose pour vous occuper l’esprit, les tourtereaux, dit-il en s’adressant aux Brewster d’une voix méchante. Quelqu’un va devoir payer pour votre incapacité à empêcher l’exorciste de fourrer son nez où elle ne devait pas. Demain matin, vous me direz quelle enfant vous préférez et on vous laissera la garder. Si vous faites ça, je m’occuperai rapidement de l’autre. Mais si vous m’obligez à choisir à votre place, je prendrai vraiment mon temps et vous n’en louperez pas une miette.
Même Raphael eut du mal à avaler cette menace. Je le sentis se raidir sous moi.
Je commençai de nouveau à me débattre quand Claudia éclata en sanglots et que Raphael me transporta hors de la pièce.